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Les émotions dans l’apprendre


André Giordan
Monique Binda

 

La personne humaine se voudrait rationnelle au XXIème siècle. En fait, elle est sujette en permanence de ses émotions. Inconsciemment, elles la gouvernent ; ce sont des réactions immédiates et automatiques d'intensité plus ou moins forte suivant les personnes qui surviennent en réaction à un événement déclencheur. Les psychologues sont toujours en discussion pour dénombrer et catégoriser les émotions fondamentales. A des fins pragmatiques, distinguons à première vue: la joie, la colère, la peur, la tristesse, la surprise, le dégoût. Elles servent de matériau de base pour élaborer d'autres émotions dites « secondaires », plus complexes où intervient la culture. Il serait fort utile pour les élèves de mieux les identifier pour mieux se connaître. Or l’école ne leur fait pas de place. Cela est particulièrement pénalisant pour les enfants à haut potentiel, chez qui les émotions sont exacerbées…

Depuis la fin du XIXème siècle, les recherches se sont multipliées pour tenter de décoder les mécanismes de l’apprentissage. Déjà avec Descartes, nait un courant matérialiste pour étudier le fonctionnement cognitif de l’être humain. Avec la naissance du premier Laboratoire de psychologie expérimentale, à Leipzig en 1879, par Wilhelm Wundt (1832-1920), un nouveau pas est franchi. Ces apports seront réinterprétés par un autre psychologue allemand Otto Selz (1881-1943) qui en utilisant la méthode introspective, peut être considéré comme un précurseur de l'approche cognitive.
Au chapitre des grands pionniers de la psychologie moderne, on ne peut évidemment ne pas citer Claparède (1924) et Binet (1903). Mais c’est Jean Piaget de l’université de Genève (1896-1980) qui est un de ceux qui ont apporté les contributions les plus originales à l'étude du fonctionnement mental (1926). Parallèlement d’autres psycholoques éclaireront encore l’apprendre. On peut citer Burrhus Frederic Skinner (1904-1990). Très influencé par Pavlov, il fut le principal représentant du comportementalisme et créa le « conditionnement opérant » (ou boîte de Skinner). On pourrrait citer encore Abraham Maslow (1908-1970), Kurt Lewin  (1890-1947), Lev Vigotsky (1896-1934), Erich Fromm (1900-1980).
Pour tous, y compris pour ces derniers, apprendre est affaire de cognition, aucune place n’est envisagée pour les émotions. Depuis, se sont développées la psychologie cognitive et ce qu’on dénomme désormais les sciences cognitives et maintenant les neurosciences. L'hypothèse de base est que : « toutes les aptitudes psychologiques impliquent des processus de traitement de l'information qui peuvent être décrits avec précision indépendamment du fait que l'on comprenne ou non le fonctionnement de la machine qui réalise le traitement (le cerveau, Easte 2013)». Ainsi le neuroscientifique mis actuellement en avant, parce que professeur au Collège de France et président de la Commission de l’éducation, Dehaene met en avant dans les processus de l’apprendre : le fonctionnement de la mémoire, le rôle de l'attention, l'importance du sommeil, la curiosité, la socialisation, la concentration et le sommeil. Cette fois encore les émotions ne sont pas au rendez-vous… Normal ! Les émotions ne sont pas prises en compte à l’école, du moins dans les programmes officiels.


Les apports de l’épistémologie des sciences


Les premiers travaux de didactique et d’épistémologie (Giordan 1978, Giordan et De Vecchi 1987), insistent sur l’importance des émotions dans les processus de l’apprendre. Cela a été largement confirmé dans les études sur la mémorisation. Les émotions interfèrent en permanence dans ce processus. Tout le monde se souvient de ce qu’il faisait le 11 septembre 2001 lors des attentats de New-york, alors qu’il peut être difficile de se souvenir de ce qui s’est passé la veille… Cela montre à quel point une émotion joue un rôle dans la mémorisation. D’ailleurs, les publicitaires utilisent ce phénomène. Pour susciter un comportement responsable chez les automobilistes, leur faire retenir que l’alcool au volant, l’absence de ceinture ou que la vitesse sont dangereux, la sécurité routière a recours à des images-chocs d’accidents (1).
Depuis, une psychologie des émotions commence à se mettre en place. On parle même « d’intelligence émotionnelle » (Coleman 2014). En classe, les émotions négatives déclenchent un stress qui bloque ou impacte largement la pensée. Le cerveau de l’élève est « mis sur la touche » ; il devient incapable de penser clairement ou de réfléchir. Sa mémoire se trouble ; il en résulte même une difficulté de concentration et d’attention. C’est encore le cas, lors de la remise des notes après un contrôle. Inversement, un contexte bienveillant qui sécurise l’élève et l’accompagne permet d’aisément de dépasser les obstacles qui parsèment tout parcours vers le savoir. L’élève a une plus grande envie d’explorer de nouveaux domaines ou de réussir sur le plan scolaire lorsque les enseignants lui offrent une relation positive et accueillante (Coleman 2014). En fait qu’elle soit positive ou négative, l’émotion marquera la mémoire, et la qualité de la «rétention » sera différente selon le type d’émotion vécue et selon la personnalité de l’élève.(2)
Au delà de la mémorisation et de l’attention, les émotions interfèrent avec le désir d’apprendre (Giordan 1998). La peur est un frein capital pour ce processus (Boimare 2004). Se confronter au savoir en tant qu’apprenant n’est pas anodin. Pour apprendre, il faut accepter d’aller vers l’inconnu et de lâcher ses propres convictions. Cela demande à l’apprenant à la fois de se décentrer de son point de vue pour pouvoir entendre celui de l’autre et consentir une autre vision des « choses ». Avec la « peur d’apprendre », ils basculent dans « l’évitement de penser », ce qu’on constate fréquemment dans l’enseignement des mathématiques. A contrario, la joie d’apprendre (Delannoy 2005) ou éventuellement simplement le plaisir de savoir sont des paramètres importants du « moteur » de la connaissance.


Le cas de enfants HP

Les enfants à haut potentiel sont très spécifiques en la matière. Intuitifs et hypersensibles, ils ont de grandes difficultés à canaliser leurs émotions. Ce qui les distingue des autres enfants est qu’ils repèrent plus facilement les signaux et qu’ils réagissent avec plus d’intensité. Ils détiennent une grande capacité pour ressentir les états d’esprit des autres. Leur personne est perméable à tout ce qui se passe autour. Elle fonctionne comme une « éponge » ; une parole, un geste, un film les touchent profondément (Giordan et Binda 2006). Il peut en résulter un sentiment de rejet, l’impression de ne pas être à sa place. En fonction de son trajet de vie, de la réaction de son entourage dès la petite enfance et la construction de son identité, l’HP assume difficilement le fait d’être «différent ».
Trop souvent ces élèves sont submergés par leurs émois. Il peut se sentir en décalage avec les autres. Une approche éducative particulière est à mettre en place pour ces enfants qui sont à la recherche de reconnaissance permanente pour se rassurer. Une première approche est l’auto-conscience. Il s’agit  les accompagner à mettre des mots sur ce qu’ils ressentent, de façon qu’ils soient en permanence  connecté-e-s à leurs ressentis et surtout à leurs valeurs.
Le second aspect est l’auto-motivation ; il s’agit de les orienter vers des objectifs, à rattraper les contre-temps et à gérer leur stress. Le troisième est lié à leur conscience sociale et à leur empathie. Il s’agit de dépasser une de leur principal tourment, celui de se sentir différent. L’école doit favoriser leur capacité à se lier, à se connecter aux autres de façon positive et respectueuse, plutôt que de prendre la fuite devant l’incompréhension.


Travailler la personne


Les activités scolaires suscitent en permanence toutes sortes d’émotions : c’est par exemple le plaisir d’apprendre, la peur de l’interrogation écrite ou celle de se tromper, la joie de réussir, la colère d’avoir raté, la tristesse d’être rejeté par les autres, etc.,
L’école propose des concepts et des approches qui s’inscrivent dans une structure prédéfinie de la société, celle d’un programme pensé en amont par rapport à des savoirs académiques. En aucun cas, au delà des effets d’annonce, elle ne met en avant la façon de prendre soin de soi ou celle de devenir des adultes, futur citoyen, bien «structurés». Pour éduquer vraiment, encore faudrait-il qu’elle prenne en compte et développe la personne dans chaque élève. Le psychiatre français Boris Cyrulnik (2010) souligne que « les structures cognitives sont alimentées et mises à feu par la relation affective et c’est elle qui donne envie d’explorer pour partager ».
Ses programmes ne peuvent plus se limiter à formater pour fabriquer de « bon » consommateur. Une éducation aux émotions a toute sa place dans les programmes de l’école, que ce soit pour les jeunes HP ou pour tous les autres. Les émotions positives facilitent leur réussite dans les apprentissages. Savoir exprimer, clarifier, réguler ses propres émotions et celles des autres sont des compétences à acquérir qui contribuent à l’épanouissement des jeunes à travers une meilleure confiance et estime de soi. En sus, elles favorisent la qualité du climat scolaire, elles peuvent même remotiver un décrocheur.


Bibliographie
BINET, A., L’étude expérimentale de l’intelligence, Paris, 1903, réed L’Harmattan, 2004.
BOIMARE, S., L’enfant et la peur d’apprendre. Paris : Dunod, 2004 (2ème éd.)
DELANNOY, C., La motivation : désir de savoir, décision d’apprendre. Paris : CNDP-Hachette Education, 2005
CYRULNICK, B., Dialogue sur la nature humaine, avec Edgar Morin, Éditions de l'Aube, 2010
COLEMAN, D., L’intelligence émotionnelle, J’ai lu, 2014
CLAPAREDE, E., Comment diagnostiquer les aptitudes chez les écoliers, Flammarion, Bibliothèque de philosophie scientifique, 1924
EASTES, RE., Processus d’apprentissage, savoirs complexes et traitement de l’information: un modèle théorique à l’usage des praticiens, entre sciences cognitives, didactique et philosophie des sciences. Thèse, université de Genève, université Paris 1, 2013
GIORDAN, A., Une pédagogie pour les sciences expérimentales, Centurion, 1978
GIORDAN, A. De VECCHI, G., Les origines du savoir,  Delachaux, Neuchatel, 1987, réédition Ovadia 2010
GIORDAN, A., BINDA, M., Coll., Comment accompagner les enfants intellectuellement précoces : Enfants surdoués : un nouveau regard, Delagrave, 2006
GIORDAN, A., Apprendre ! Belin, 1998, nlle édition alpha 2016
PIAGET, J., La représentation du monde chez l'enfant, 1926, réed Quadrige, PUF, 2003.

 


Les émotions et le décrochage scolaire

Le décrochage scolaire est souvent mis en lien avec les seules mauvaises notes. Or le facteur déterminant est plutôt à rechercher dans les émotions générées par l’école. Un simple manque de bien-être ressenti dans l’institution peut conduire un jeune à décrocher. Suivant les élèves, d’autres éléments peuvent intervenir.  D’abord son besoin de sécurité et de confiance dans ses apprentissages et dans sa relation à l’adulte. Un comportement arrogant ou désinvolte de l’enseignant face aux erreurs et aux difficultés de l’élève constitue une perte importante de sécurité qui le conduit à fuir´.
Besoin de sens, de compréhension, de motivation, de stimulations ensuite. Quand ces éléments manquent, l’élève se sent mis de côté. Tristesse, colère, peur… l’élève ressent ces diverses émotions. Il les vit, les côtoie au quotidien sans forcément les comprendre. Les causes de ces émotions ne se trouvent pas forcément à l'extérieur de l’élève mais à l'intérieur de lui, dans sa façon de considérer les événements et d'y réagir. Précisons que beaucoup de nos émotions sont uniquement provoquées par nos pensées, sans qu'aucun événement ne se produise.
Besoin de justice et de respect encore ; l’élève peut se sentir traité de manière injuste par l’enseignant ou la direction. Ce sont les humiliations qui produisent le plus fort sentiment d’injustice. Elles deviennent une première source de repli dans les apprentissages.
D’autres causes peuvent être déterminantes : le besoin d’appartenance au groupe, de reconnaissance, de considération ou encore le besoin d’estime de soi, de valorisation. Se sentir déconsidéré, désestimé ou pas reconnu par les autres ou par le corps enseignant génèrent de fortes émotions. Elles conduisent d’abord à des absences, puis à des renoncements.
Si l’institution souhaite éviter le décrochage, l’enjeu principal est de générer des temps pour permettre à l’élève de prendre conscience de ses émotions. L’élève a besoin de parler de lui, d’être écouté, de partager ses opinions, ses émotions, de tisser des liens avec les professeurs et d’établir des relations avec les autres élèves.  L’équipe d’enseignants, d’éducateurs, l’infirmière ou l’assistante sociale se doivent de repérer les élèves dont l’estime de soi est fragile ou instable et de se saisir certaines occasions pour offrir des signes positifs et sincères de reconnaissance.
Sur tous ces plans, il s’agit de dépasser le simple cadre académique habituel. Apprendre à l’élève à être attentif à ses émotions, à ses ressentis, à mettre des mots sur leur intensité développe une conscience émotionnelle. Elle contribue à mieux lui permettre de se comprendre et de mieux comprendre les vertus de l’école.

 

1.Bien sûr, tout est affaire de dosage et de personne. Dans certains cas, une trop forte émotion peut être contre-productive, tout en intervenant sur la mémorisation.

2. Lors d’une émotion positive, l’élève retient plus d’éléments en cohérence avec la globalité d’une situation ! Dans le cas des émotions négatives, il se souvient, comparativement, de moins de choses, mais la mémoire est plus focalisée sur des détails précis, au détriment de la vision globale.